La bible du documentaire

Le désir de belle radio aujourd’hui : fiction/documentaire, sous la direction d’Éliane Beaufils, Christophe Deleu et Pierre-Marie Héron (Presses universitaires de Rennes).
La présentation qui est ici faite de l’ouvrage concerne la partie documentaire.

Il est de coutume de dire que la radio n’est pas un objet très étudié en France. C’est à la fois vrai et faux. Depuis le début des années 2000, le Grer, groupe de recherches et d’études sur la radio, sous la houlette de Jean-Jacques Cheval, a permis de fédérer de nombreuses chercheuses et de nombreux chercheurs sur la radio (le Grer publie la revue RadioMorphoses). Des associations comme l’Addor (Association pour le développement du documentaire radio et la création sonore ) ont aussi permis l’organisation de manifestations faisant se croiser milieu universitaire et milieu professionnel de la radio.

Dans l’univers de la recherche sur la radio, il est un chercheur, Pierre-Marie Héron, qui mène, depuis le début des années 2000, un travail au long cours sur les relations entre les écrivains à la radio. Celui-ci a dirigé et écrit de nombreux ouvrages sur les écrivains à la radio, et a aussi organisé de nombreux colloques et de journées d’études sur ce thème, avec une régularité qui impressionne. Pierre-Marie Héron s’est aussi intéressé à la radio de création (La radio d’art et d’essai en France après 1945, Presses universitaires de la Méditerranée, 2006). Dans les années 2010, il est à l’initiative de colloques dédiés à deux émissions phares du genre documentaire et du genre création radiophonique, Nuits magnétiques et Atelier de création radiophonique, sous l’angle de la participation des écrivains à ces programmes. Tous les textes écrits par des universitaires et les professionnels de la radio sont disponibles, en libre accès, sur le site de la revue Komodo 21.De 1969 à 2001 et de 1978 à 1999

Poursuivant son œuvre, Pierre-Marie Héron a ensuite l’idée d’organiser deux colloques sur la radio de création contemporaine, l’un portant sur la fiction, l’autre sur le documentaire. Il associe à son ambitieux projet Eliane Beaufils, Irène Omélianenko et Christophe Deleu. Les textes publiés dans le livre qui paraît en ce mois de novembre 2024 sont le fruit de ces deux colloques, mais des ajouts sont venus compléter un contenu déjà bien dense !

La présentation qui est ici faite de l’ouvrage concerne la partie documentaire.

Le genre documentaire a été peu étudié à la radio. Il faut attendre 2013, et l’ouvrage de Christophe Deleu Le documentaire radiophonique (Ina-L’ Harmattan) pour avoir une première étude qui établit les premiers jalons de son histoire, et propose une typologie en fonction des intentions de ses autrices et auteurs. La productrice Simone Douek (qui fait partie des autrices du Désir de belle radio aujourd’hui, publie, quant à elle, L’acte radiophonique : une esthétique du documentaire, en 2021 (Creaphis).

En lisant Le désir de belle radio aujourd’hui, les amateurs de documentaire pourront tout d’abord découvrir, ou redécouvrir, plusieurs figures du genre. Les deux premières sont parmi les documentaristes de radio les plus renommées : Kaye Mortley et Irène Omélianenko. La première (qui a publié La tentation du son, en 2013, aux Éditions Phonurgia) écrit un très beau texte sur sa vision du documentaire et revient sur quelques-unes de ses œuvres. Un article très documenté de Virginie Madsen permet d’avoir une étude complète sur le parcours de Kaye Mortley, qui a débuté en Australie, et qui s’est poursuivi en France, et dans de nombreux pays. Le nom de Kaye Mortley est aussi attaché à celui de l’émission Atelier de création radiophonique, longtemps coordonnée par René Farabet, qui a diffusé un grand nombre de ses travaux. Le nom de Kaye Mortley est aussi associé à l’ailleurs, aux plaisirs et à la musique des langues, et à la découverte de l’autre. Grâce à la circulation de ses œuvres d’un pays à l’autre, elle a pu mener une réflexion sur la question de la traduction des documentaires sonores à la radio. Kaye Mortley est aussi attachée à la transmission, et a encadré de nombreux stages de formation.

L’autre documentariste mise à l’honneur dans l’ouvrage est Irène Omélianenko, qui a aussi été co-responsable de l’émission Sur les docks à France Culture, puis conseillère de programme pour le documentaire et la création radiophonique, toujours à France Culture, entre 2011 et 2016. Dans un premier texte, Irène Omélianenko revient sur ce parcours qui a d’abord été celui d’une praticienne sur le terrain, à l’écoute des nouvelles formes, des nouvelles musiques, et des marges de notre société, puis celui d’une responsable de programmes qui a toujours défendu la création sous toutes ses formes. Irène Omélianenko a aussi milité pour l’hybridation des genres, en particulier le docu-fiction. L’ouvrage propose ensuite la retranscription d’un entretien fleuve avec Irène Omélianenko, synthèse des propos qu’elle a tenus lors de son intervention à la Maison de l’image, à Strasbourg, en 2017, lors d’une rencontre où elle était invitée à présenter son travail, et de ceux qu’elle a accordés lors d’une séance d’écoute au festival Longueur d’ondes de Brest en 2022. Il faut remercier les deux structures qui ont permis la reproduction de ces entretiens, car Irène Omélianenko revient en détail sur sa découverte de la radio, son entrée à France Culture, sa conception du documentaire, et sa déontologie. Elle s’appuie pour cela sur de nombreux exemples, ce qui donne envie de réécouter ses œuvres, et de se lancer dans la production de documentaires.

L’ouvrage permet de rendre hommage à un grand créateur radiophonique, José Pivin, notamment connu pour ses documentaires en Afrique. Il y a fait de nombreux voyages, qui lui ont inspiré de nombreuses œuvres, où se conjuguent le plaisir de l’écriture et la volonté de mettre en avant le son, dans une perspective assez novatrice.

Enfin, l’ouvrage s’intéresse au travail de deux autres figures du documentaire. L’ouvrage reproduit tout d’abord un entretien entre Élise Andrieu, qui travaille pour Arte Radio, ou pour France Culture, et Jérôme Massela, pour le podcast Raconter le réel, de Clément Touron. Peu d’articles reviennent sur le travail d’Élise Andrieu, et peu d’interviews peuvent être lues. Les propos de cette figure discrète de la radio sont donc d’autant plus précieux. Élise Andrieu, au fil des années, a peint notre société avec les sons, et une curiosité sans cesse renouvelée. Quelques secondes d’écoute d’une émission suffisent souvent pour qu’on soit certain que c’est elle qui l’a conçue.

L’autre figure mise en avant est celle de Sophie Simonot, qui a fait ses premières expériences dans l’émission Là-Bas si j’y suis de France Inter, qui a été une école pour de nombreuses et nombreux documentaristes (Zoé Varier, Claire Hauter, Sonia Kronlund…). Si Sophie Simonot, pour qui la radio c’est du temps qui s’enregistre, est surtout connue pour sa série Vous êtes bien chez Sophie, sur Arte Radio (six épisodes, en 2018-2022), conçue à partir des messages accumulés sur son répondeur, il a ici été choisi de la faire s’exprimer sur une autre série, La séparation (sept épisodes, en 2020), diffusée dans Les pieds sur terre, et qui est déjà un classique de l’histoire de la radio. Sophie Simonot nous raconte l’histoire de la rencontre, puis de la rupture d’un couple, en champ-contrechamp. Il est rare de pouvoir saisir l’épaisseur du temps à la radio, et une histoire qui se déroule durant autant d’années.

Dans une deuxième partie intitulée « Enjeux et défis », l’ouvrage s’intéresse tout d’abord à la relation entre les documentaristes (qu’on appelle « producteurs » à Radio France) et les chargé.e.s de réalisation. Séverine Leroy s’est entretenue avec de nombreux binômes, dont la relation est parfois complexe. Mais cette organisation permet souvent un échange fructueux entre professionnels qui apportent tout leur savoir-faire, leur expérience, leurs intuitions, afin que ce désir de belle radio prenne forme. Ces chargé.e.s de réalisation sont des figures souvent méconnues, et pourtant indispensables à la conception des documentaires.

Fanny Dujardin s’intéresse, quant à elle, à la dimension éthique du documentaire. Comment la belle radio se conçoit-elle, et comment les documentaristes travaillent-ils avec “la voix” des autres ? Dans une époque marquée par de nombreux débats autour de la notion de consentement, la participation des « anonymes », celles et ceux qui acceptent d’être interviewé.e.s, ne va pas de soi, et elle est sans cesse réinterrogée. Que signifie l’acceptation de participer à un documentaire ? de confier son témoignage, qui va être écouté par un public ? Comment le documentariste doit-il se comporter face à cet anonyme ? Quelles questions peuvent-elles être posées ? Y a-t-il des limites au questionnement ? Dans la relation entre documentaristes et anonymes, tout ce qui précède l’enregistrement compte autant que ce qui est enregistré.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux relations entre la fiction – qui est abordée dans l’autre partie de l’ouvrage – et le documentaire. Ella Waldmann nous transporte aux États-Unis, qui ont vu le podcast renouveler les formes radiophoniques depuis une vingtaine d’années. L’autrice montre bien comment les frontières entre fiction et documentaire sont parfois ténues, et comment il suffit d’un rien pour qu’un documentaire soit entendu comme une fiction. Il était donc primordial d’étudier, de manière plus frontale, le rapport entre les deux genres, à travers la notion de docu-fiction. Christophe Deleu s’empare de la distinction entre les deux genres dans un article où sont analysés plusieurs docu-fiction, en Belgique et en France. Que se passe-t-il dès l’instant où les codes et la frontière entre les genres ne sont plus respectés ? Que devient la belle radio quand on ne sait plus si on écoute de la fiction ou du documentaire ?

Christophe Deleu pour Addor

L’ouvrage sera présenté au festival Longueur d’ondes de Brest, le vendredi 31 janvier 2025 à 17h45 (horaire à confirmer).

Une rencontre est aussi prévue en Belgique, à Bruxelles, le 4 mars 2025 (sous réserve).